Vision d’artiste

« Des visages et des têtes et encore des figures.
Pourquoi ? Je ne sais pas, mais la question se pose, s’éloigne et puis revient.
Est-ce très intéressant d’en savoir un peu plus sur ce qui vient de loin, se révèle en silence ?
Je ne peux pas le dire avant d’avoir cherché, un peu, beaucoup, en me laissant glisser.
J’ai trouvé ce qui vient, comme une apparition, floutée et très diffuse, puis légèrement empreinte d’intuitions
prometteuses.
Mon instinct, doucement, me met sur une piste.
Des nez, des bouches, des yeux, jamais vraiment les mêmes… un peu il faut l’avouer.
Là n’est pas l’important, j’envisage un ensemble ou les détails comptent.
Cette rose anatomie arrive et se modèle sur une toile d’abord blanche, prête à prendre parti.
Le fond est souvent rouge avant de préciser.
Le portrait vient après cette première couche, matrice avant-gardiste.
Il en sort des figures qui s’extirpent de la fibre, de cette toile de lin, ce tissu imprégné.
Il devient cellulaire tellement il est emprunt de ma vitalité.
Des superpositions, de matières et d’envies, des couches de peinture, de pastel précis.
Des mouvements de la main qui puisent au bon endroit et puis vous donnent à voir, à toucher, va savoir.
La toile prend vie d’abord sans vraiment crier gare, apparaît un nez flou qui en premier suffoque, par immaturité, pas tout
à fait formé.
Flanqué d’une ombre brune, prend sa respiration mais il attend la suite pour vraiment s’imposer.
La bouche ne dit rien, pour l’instant en tout cas, rien de définitif, c’est sur je vous le jure jamais ne s’ouvrira, toujours elle
suggèrera.
Elle appelle un regard, le votre ou bien le sien, il en dit davantage car sa pupille est nette, trop nette par moment car le
contraste est fort, pas assez nuancée, on en sait trop ou pas assez.
Il arrive que les yeux soient aveugles de tout sens, je recommence alors et j’apprends à nouveau à poser la couleur, à
l’instant qu’il fallait, à l’exact emplacement.
Précise mais pas trop, la recette reste floue et le sera toujours, c’est tout son intérêt.
Les couches se chevauchent, la matière prend corps quand je ne le veux pas, alors je recommence.
L’opération s’allonge, en temps et en tension mais c’est une évidence quand soudain on la touche l’impression
recherchée sur la chair du sujet, de la croute à la peau il n’y a qu’un pas.
La peau est fine et tout en transparence, j’avance à petits pas sur la bonne voie.
Je compose parfois sans savoir ou me mène ce geste qui me porte là ou je ne savais pas que je voulais aller.
J’ai soulevé la croute trop épaisse par endroit et cherche, concentrée, pour mieux me rapprocher de ce vers quoi je tends,
intuitivement.
Je recouvre la plaie, peaufine la matière, écarlate en attente.
Ma main et mon esprit sont mes meilleurs outils, main dans la main empruntent un chemin inventif, affranchis simplement
de mes inspirations.
Faire parler le sujet, ne pas en abuser, trouver le juste ton pour ne rien imposer.
Montrer dans ces portraits un peu d’humanité.
A tout prix la montrer cette lueur de vie, sans trop en faire surtout pour ne pas tout gâcher et tout abandonner jusqu’à
demain seulement, là je le reprendrai où je l’avais laissé, ce tableau trop poussé.
Ne pas s’éterniser quand le geste se heurte, il hésite et appuie quant il devait s’extraire.
Une minute suffit et hop tout est parti.
Un brin d’hésitation alourdit le tableau, il dit mon ignorance et ma médiocrité.
Prendre un peu de recul, une nuit pourquoi pas, y voir soudain très clair au lever du matin.
L’équilibre est fragile entre savoir et faire, justesse et savoir-faire, ne jamais trop en faire.
Je pourrais l’attraper quand tout prêt il s’approche, selon sa volonté, quand je ne l’attends pas.
J’ai du pouvoir bien sur et contrôle la chose mais si ténue parfois qu’elle s’échappe à la hâte.
Je ne l’ai pas saisie au moment opportun mais c’est pour mieux comprendre, elle saura me surprendre.
Incarnée à présent, je sais sans le savoir et sans hésitation j’avance et je progresse.
Elle arrive, tranquille, la composition juste. Elle me saute à la face, les repentirs sous capes.
Le portrait apparaît, je l’attendais venir, c’est comme un nouveau né que l’on connaît déjà.
Je ne vois toujours pas, qui suis-je au bout du compte au milieu de ces tètes qui me font cogiter.
Quand j’aurai la réponse, j’aurai peint autre chose. »

Izabeau Jousse